La chronique d’Éléna Fourès, expert en leadership et multiculturalité, fondatrice du cabinet IDEM PER IDEM.
elena.foures@idem-per-idem.com
Notre identité socioprofessionnelle se structure et s’articule par interfaces successives, de l’intérieur vers l’extérieur, comme des poupées russes, dites « matriochkas » qui s’emboitent les unes dans les autres :
- Le « moi intérieur », notre interface profonde ;
- Le corps, notre interface physique ;
- Les vêtements, notre interface sociale ;
- Le bureau de fonction, notre interface professionnelle, notre bulle statique versus la voiture de fonction, notre bulle mobile ;
- L’entreprise, notre interface d’appartenance qui « classe » du point de vue socioprofessionnel.
Le climat de stress intense dans lequel nous sommes désormais collectivement immergés, dont la menace des attentats, impacte notre sentiment intime de sécurité et bloque la créativité. La baisse de productivité qui en résulte est aggravée par l’environnement professionnel dont les facteurs anxiogènes sont :
- le grand espace,
- l’anonymat d’un environnement où on se sent « perdu »,
- la décoration sans âme, donnant l’impression que l’être humain n’y compte pas.
Depuis trois ans, la déferlante d’« Open space » a généré un niveau de stress sans précédent dans les bureaux. Certains se plaignent du manque d’intimité, d’un sentiment d’insécurité, d’une exposition aux regards que l’on subit toute la journée. Partout, les « murs invisibles » – qui vous coupent effectivement des autres, tels que les écouteurs – prolifèrent, alors que l’« Open space » était sensé faire la part belle à la communication, la créativité et la transversalité. La raison en est simple : cette innovation n’est, la plupart du temps, accompagnée d’aucune approche pédagogique vis à vis des employés, ou volonté d’esthétique. Au contraire, lorsque le Comex France d’un grand Groupe s’est installé en « Open space », au design cosy, pour envoyer un message fort d’exemplarité – le bureau, sa surface, son emplacement etc., étant jusque-là le reflet du statut et du grade de son occupant – cela a été une petite révolution qui a changé la donne pour des milliers de salariés du siège.
Ainsi, les entreprises, conscientes du danger de perdre en compétitivité, inventent la fonction de « Chief Happiness officer », invitent des décorateurs célèbres, créant des petits espaces « cocons », en accord avec le concept danois de « hygge » ou « bien être réconfortant ». En Russe, l’équivalent de « hygge » est l’« ouïout », qui se décline d’abord en chaleur, tant physique que visuelle : au moins + 23° C à l’intérieur (puisqu’il fait entre – 10°C et – 20°C dehors), des coussins, des canapés confortables, des fragrances d’ambiance…
Ainsi, les hôteliers, pionniers du « hygge », ont inventé le concept de « boutique hôtel » : atmosphère intime, tout un cocon personnalisé rappelant les appartements design (beaux livres sur les étagères, plaids et coussins moelleux sur les canapés, abat-jours plissés…). Les « boutique hôtels » sont petits, à l’opposé des grandes chaines hôtelières possédant des centaines de chambres anonymes. Et pourtant, ces usines de luxe ont eu leur jour de gloire : il y a 30 ans les Américains qui y descendaient étaient ravis de retrouver leur chambre d’hôtel à l’identique en arrivant à Tokyo ou à Moscou. L’ancrage de cette chambre d’hôtel quatre étoiles immuablement décorée était particulièrement recherché par les « Frequent Flyers », car cela les rassurait de se trouver « comme à New York » où qu’ils soient.
Les Grands magasins ont suivi le mouvement et créé les « lounges shopping » décorés comme des pied-à-terre : un salon où brancher sa tablette, poser sa tasse de thé servi avec des macarons, de la musique en sourdine et un dressing adjacent avec une sélection de vêtements préparée par un « personal shopper ». Tout vous dit : « Vous êtes chez vous. Pas de stress, prenez votre temps pour essayer, pour réfléchir. Aucune surtaxe, vous ne payez que le prix des articles achetés ». Résultat, les achats sont quintuplés !
Précurseurs du « hygge », les start-up américaines cultivent une décoration soignée, très design, un brin hétéroclite, pour booster la créativité. L’espace est fragmenté, faisant la part belle aux expériences sensitives : fragrances diffusées, gâteaux et fruits en libre service, coins douillets de repos ou de méditation… De même, un géant américain de l’innovation technologique offre à ses équipes un petit déjeuner varié servi tous les jours, tel un message « We care » (« vous comptez pour l’entreprise »), car il considère qu’avoir des salariés heureux est un gage pour préserver son rang de leader mondial.
Le culte du « hygge » (le sentiment de sécurité, du bien-être, le cocooning) est aujourd’hui une nouvelle donne de l’univers de l’entreprise. L’attachement affectif que les salariés, les fournisseurs et les clients développent par rapport à la qualité de leur environnement professionnel, qui est ensuite transféré sur la Marque, amortit largement les investissements nécessaires.